Modélisation d’un designer
Modélisation d’un « Designer d’environnements »
Par Alain Thiry – Psychologue, « Enseignant » certifié en PNL, directeur du centre de formation InterActif .
Article paru dans la revue Métaphore n° 61 – juin 2011, de la fédération des associations francophones de PNL (NLPNL).
Nous avons l’habitude en PNL de modéliser des compétences de personnes de talent. Notre modélisation peut porter sur plusieurs éléments : les comportements (le faire), les stratégies mentales (les savoir-faire), les convictions/conceptions (les croyances), la conception de soi et du monde (le savoir-être). Les niveaux logiques conçus par Robert Dilts sont une trame claire à suivre qui nous permettra d’organiser toutes les infos récoltées.
Mais nous devons aussi nous demander si nous modélisons par exemple une stratégie de créativité dans un contexte pour la généraliser dans d’autres contextes ou si c’est pour l’appliquer dans le même domaine. En général en PNL, nous aimons une stratégie générative qui peut être utilisé dans beaucoup de contextes. Nous restons alors non-spécifiques par rapport au contexte. Néanmoins, l’intervenant en PNL peut aller plus loin et se demander qu’est-ce qu’il nous faut pour appliquer cette stratégie avec encore plus de brio et de pertinence dans un contexte donné.
En fait, il nous faudra acquérir également des savoirs cognitifs incontournables liés au métier.
En effet dans chaque métier, il y a des savoirs dont on ne peut se passer. La modélisation d’une compétence d’un professionnel ne suffit pas, encore faut-il tenir compte des savoirs incontournables auxquels ce professionnel fait référence inconsciemment : par exemple, un psychothérapeute qui pense au transfert[1], ou un manager qui pense à la configuration[2]. Tant qu’on n’a pas fait un tableau de bord prospectif[3], on ne comprend pas toujours les dirigeants d’entreprise dans leur décision. Si nous ne savons pas ce qu’est le principe de responsabilité unique[4], on ne peut pas vraiment comprendre l’irritation d’un informaticien. Nous devons donc non seulement chercher à expliciter la stratégie d’une personne de talent, mais aussi à repérer ses connaissances cognitives de référence (celles qui sont indispensables dans le métier).
Prenons l’exemple de la modélisation d’un « designer d’environnements ».Quand le modélisateur en PNL commence, il ne sait pas ce qui sera le plus pertinent pour pouvoir reproduire le talent de la personne modélisée. Il observe tout. Il teste l’aspect indispensable de chaque point. Il essaie ensuite de reproduire le talent en ne gardant que le minimum nécessaire.
Contexte :
Dans une entreprise de promotion immobilière qui se spécialise dans le développement durable. La direction souhaite intégrer dorénavant dans les nouveaux projets immobiliers une composante esthétique de grande qualité. Les nombreux échanges avec Thierry Aughuet – « designer d’environnements »[5] – l’ont convaincue que lorsque l’espace est bien pensé, jusque dans les détails (de la position des parois jusqu’aux finitions), c’est-à-dire que chaque aménagement correspond à la vraie vie des gens, alors ceux-ci profitent mieux de leur logement.
Le designer revoit les plans, choisit les matériaux de finition, donne des directives dans la manière de les poser. Mais très vite, des tensions apparaissent avec les 3 responsables de services (vente, technique, administration). Chacun a des arguments pour prouver l’inefficacité de l’autre, jusqu’à faire des allusions sur la nécessité de renvoyer l’autre. Plusieurs dysfonctionnements se manifestent entraînant des frais impressionnants. La direction peut difficilement se passer de ses collaborateurs, mais ne souhaite pas abandonner la plus-value du designer pour les clients qui devront vivre une partie de leur vie dans ces espaces. En temps que direction, elle a besoin de prendre une décision. Comment trancher ?
Objectifs de l’intervention
Il n’est pas question de trancher mais de régler le problème bien sûr ! Une possibilité serait de faire une réunion de gestion de conflit où chacun exprimerait ce qu’il a sur le cœur, puis ferait des demandes claires et s’arrangerait avec les autres.
L’intuition que cela ne marcherait pas vient du fait que les croyances limitantes vis-à-vis de l’autre étaient aussi en corrélation avec le fait qu’ils ne se comprenaient pas. J’entends par là qu’ils ne réfléchissaient pas non seulement avec les mêmes critères, mais que les critères du designer reposaient aussi sur tout un savoir, sur un métier difficile à percevoir par les autres.
D’où l’idée de proposer de modéliser les compétences du designer pour que tous puissent comprendre de l’intérieur l’intérêt de ses interventions mais aussi la complexité des choix du designer. L’espoir était que chacun apprenne un peu à « penser comme lui ». Cette proposition reposait sur 2 présuppositions :
- Le niveau d’expertise du designer était très haut et il n’est pas évident d’accepter, de comprendre ce qui est trop en avance sur son temps, par rapport à ce qui se fait d’habitude.
- Les responsables de services n’imaginaient pas la profondeur de chaque choix du designer et ils pourraient s’expliquer pendant des heures, mais les conflits réapparaîtraient constamment puisque dans leur conception tout cela n’était qu’une perte de temps, d’argent et même de bon goût.
Une première réunion[6] a servi à la direction pour annoncer sa volonté ferme de continuer à travailler avec ce designer et de faire comprendre à chacun l’étendue des tensions et incompréhensions.
Modélisation
La suite de la réunion a permis au designer de se présenter, de décrire son parcours, ses conceptions, ses préoccupations dans son travail. Le coach a cherché à relever les infos pertinentes en laissant faire[7].
Le designer attire l’attention sur l’importance de 3 points d’appui à son travail : le client, le lieu, et lui-même. Dans chaque projet, un ou deux de ces points seront différents. Il ne pourra valider un projet que lorsqu’il sera satisfait du résultat, de la pertinence et la justesse de la réponse par rapport aux 2 autres points d’appui. C’est ce qui fait qu’il n’y a pas de « recette » ni de « style Thierry Aughuet » puisque les différences existent au départ de chaque projet, même si certains éléments sont parfois déjà connus préalablement (exemple d’une maison à la mer pour des clients dont l’habitation en ville aurait déjà été réalisée). Les 2 points font l’objet d’un travail préalable d’analyse très important. Ce travail balisera le travail d’étude proprement dit pour établir un projet vraiment « sur mesure », en fonction des critères pris en compte (scénarios de vie, qualités de l’architecture existante, budget…)
Les responsables de service ont posé quelques questions sur des éléments précis de projets déjà réalisés, du type : « Pourquoi tel carrelage dans telle salle de bain ? Pourquoi pas le même dans toutes les salles de bain de l’immeuble ?… »
La 2d réunion a été plus dirigée pour être plus méthodique dans la récolte d’informations sur la manière de s’y prendre du designer pour aborder un projet d’aménagement.
S. : « Comment commences-tu sur un nouveau projet ? »
Thierry : « D’abord, quel est le projet d’ensemble ? Je me renseigne sur l’environnement, sur les contraintes (respect des gaines techniques, fenêtres, ne pas toucher à la façade) et sur les particularités du quartier. (« Esprit du lieu »)
Je ne choisis de commencer à travailler que lorsque je me sens bien, détaché de toute préoccupation et je m’installe dans un endroit qui me convient. (Kinesthésique positif).
Ensuite, je lis les plans. Je m’imagine comme si j’étais dans cette construction(transformation du plan en visuel construit associé et en 3D) et je rentre dans l’appartement et j’imagine que je dépose mon manteau et je sens si c’est bien (test kinesthésique), puis je passe dans le living et j’imagine le lieu, j’apprécie les dimensions, la luminosité de la pièce, ce qu’on voit par la fenêtre… et je ressens tout cela. Je « passe » dans tout l’appartement. Si celui-ci est prévu avec enfants, je m’imagine être un enfant, à la taille d’un enfant, et je refais tout le circuit. (2e position perceptuelle). Je vois se dérouler des histoires de vie (recevoir des amis), des atmosphères. Ici, le calme du living, là le dynamisme de la cuisine, ou de la douche… (Vue globale avec des critères liés à chaque endroit).
Puis, je commence à imaginer les matériaux au sol, les tons des murs… pour qu’ils correspondent à mes scénarios de vie imaginés. Dès que je « touche » à un élément, je reteste l’ensemble. Je dois faire des milliers de micro-modifications avant que tout soit ok dans ma tête.
Des fois, je remets tout en question je repars d’un autre point en me demandant comment ça serait si… »
Stratégie
On peut distinguer plusieurs étapes[8] dans la stratégie de Thierry Aughuet.
- Commencer lorsqu’on est dans un état positif (K+)
- Visualiser l’environnement et les contraintes. (Vc)
- Lire le plan et se visualiser dans l’espace (V construit associé)
- Construire des scénarios de vie (Visuel construit associé mouvement) et tester (kinesthésiquement)
- Imaginer les matériaux, les couleurs (visuel construit associé) et tester (Kinesthésique) chaque élément par rapport à l’ensemble. Faire de nombreuses boucles de rétroaction. Changement constant d’échelle (détail <->vue d’ensemble)
- Il est rassuré car il a déjà une option. Il en cherche d’autres. « Et si je mettais cela de l’autre côté, qu’est-ce que ça donne ? » (Di) -> imaginer de manière associée -> test K par rapport à tout le reste. Il regarde ensuite si c’est moins cher. Il s’arrête quand il se dit qu’il peut vivre dedans (en 2e position perceptuelle).
Remarques
D’une manière générale, on peut faire des liens faciles avec différents contextes et stratégies déjà modélisées en PNL.
- Commencer avec un état kinesthésique positif ? Robert Dilts a montré[9] que Mozart commençait de même.
- Visualiser l’état présent et toutes ses particularités.
- Visualiser de manière associée (comme si on y était) l’objectif (état désiré).
- Comme des ponts vers le futur (s’imaginer dans le futur en train de vivre cela).
- Boucle de rétroaction comme dans la stratégie « comme si ».
- Remettre tout en question avec toujours une stratégie « comme si ».
Toutes ses étapes sont donc déjà connues. La stratégie telle quelle peut être généralisée au contexte de la gestion d’une entreprise pour un manager, à la thérapeutique médicale par un médecin, à un psychothérapeute par un psychologue, à la réalisation d’une peinture par un artiste…
Cette stratégie sera très efficace si vous l’employez dans votre métier. Mais si vous voulez l’appliquer dans le même contexte que Thierry Aughuet, dans son métier. Il nous manquera son savoir, ses expériences, ses apprentissages…
Bien sûr, il nous sera impossible de faire en accéléré ses 60 ans d’expérimentations. Mais pourrions-nous retirer de quelques échanges avec la personne modélisée des informations sur certains grands principes qu’il suit intuitivement.
Pour les repérer, il est pratique de mettre la personne modélisée avec des gens du métier et qu’ils échangent sur des cas précis, concrets. Chaque fois qu’il y a une incompréhension de quelqu’un, dans l’explication qui suivra de la part de la personne modélisée, vous trouverez un principe qu’il suit et qui ne semble pas si évident pour les autres (une différence qui fait la différence). Il faudra de cette explication en abstraire un principe.
Quelques grands principes suivis par Thierry Aughuet
Au travers des différentes explications, le coach relève un certain nombre de principes esthétiques que le designer semble suivre. Pour nous, PNListes, ce n’est simplement que ses critères et équivalences complexes spécifiques à son métier, c’est-à-dire : d’acceptation des choix de formes, matériaux, couleurs… En voici une courte description de certains.
Régler les frontières
Les frontières entre la salle de bain et la chambre, ou entre le hall et le living, ou encore entre celui-ci et la cuisine ou le jardin, ne doivent pas forcément respecter les seuils de porte ou être complètement escamotées par un revêtement uniforme. On peut imaginer par exemple, un carrelage de salle de bain qui continue d’un mètre dans la chambre si l’espace invite un habitant à terminer de s’essuyer dans la chambre.
Individualiser
Chaque appartement doit avoir sa marque. Le voisin doit avoir un appartement différent, adapté à lui-même. Cela ne doit pas être standardisé. Chaque habitant doit sentir qu’il vit dans un espace unique, à lui.
Calme / dynamisant
Les choix de matériaux, de couleurs, de textures, de dimensions, de poses doivent être faits dans une logique liée au souhait de faire un espace calme (living) ou dynamisant (douche). Remarque : Que tout soit lumineux n’est pas forcément un critère.
Narratif
Tout raconte quelque chose. Par exemple une poignée de porte, sa forme (bouton à pincer, barre pour poser un torchon), sa position, sa température perçue (métal plus froid que bois).
Vérification de cohérence entre 2 détails.
Empreinte du lieu
Si c’est dans un quartier ancien ou moderne, urbain ou rural, niveau socio-économique…
Eviter le phénomène de mode
Le premier problème des modes c’est qu’elles passent. Le second c’est qu’elles ne correspondent pas au lieu ni aux personnes qui devront y vivre.
Durable
Un mètre carré de marbre de Carrare, c’est mieux que 20 m2. Cela détruit moins les collines autour de Carrare. Un jour, il n’y aura plus de marbre à Carrare. Il y a moyen de l’utiliser d’une manière plus parcimonieuse. Il suffit de le mettre spécialement en valeur.
Surprise
On peut faire de petites choses qui suscitent de la surprise. Ce qui génère de l’attention au lieu.
Peinture
Les peintures devraient être marquées, intégrées et enracinées.
Des fois la couleur va avec l’objet (Ferrari rouge).
On peut faire un bloc de même couleur ou au contraire un élément rapporté dans une couleur différente (mais pour dire quoi ?)
Choisir des couleurs froides dans une pièce froide, ça fait très froid.
On peut contrer un défaut ou au contraire mettre en valeur la particularité « défaut ». Un sol sombre peut mettre en valeur un tapis ou un meuble.
Résultats dans l’équipe
Suite à tous ces échanges, grâce à la meilleure compréhension de la manière de procéder (stratégie) du designer et de ses « principes », les responsables de service comprennent mieux sa logique. Ils comprennent aussi l’intérêt de la décision stratégique de la directrice, et donc la plus-value de ces nouvelles conceptions dans les projets pour les habitants.
S’ensuit un objectif de reformuler la mission de l’entreprise à la fois au niveau marketing (site internet, plaquettes de présentation) et à la fois au niveau technique (cahiers des charges).
Tout n’est pas réglé mais il y a plus de compréhension entre chacun. Il est prévu qu’à l’avenir, lorsqu’un choix du designer semble bizarre aux autres, ceux-ci demanderont des explications. Comme ils ont compris la logique, les explications ultérieures sur un cas concret deviendront plus facilement et rapidement compréhensibles.
Conclusion
Dans une organisation, dans un conflit majeur entre personnes, il est possible d’animer une réunion de gestion de conflit. Cela permet de calmer le jeu, de s’expliquer, de se remettre au travail. Néanmoins, lorsque les conceptions ou les savoirs sont trop différents, les conflits réapparaissent facilement puisqu’il n’y a pas de compréhension profonde de l’autre. La modélisation PNL peut donner un cadre à cette compréhension plus profonde, en permettant à chacun de « penser comme l’autre ».
Plusieurs aspects peuvent être pertinents à modéliser : la manière de « réfléchir » (stratégies mentales) et l’esprit avec lequel la personne fait ce qu’elle fait (système de croyances). Néanmoins, si cette modélisation doit être réutilisée dans le même domaine, il est alors essentiel de modéliser aussi certaines infos « métier » incontournables (critères métiers).
La PNL nous donne les outils et les démarches pour réaliser de telles interventions avec nuance et profondeur. La PNL en entreprise ne se limite donc pas à savoir qui est visuel ou kinesthésique (un peu simpliste), ni à gérer les conflits avec le méta-modèle, les objectifs et les intentions positive. Il y a moyen d’aller beaucoup plus loin, plus profond, plus riche… La modélisation PNL peut ainsi servir une véritable perspective d’entreprise apprenante[10].
[1] Notions développées par Freud pour décrire le mécanisme psychologique où le client transfert son problème fondamental sur le thérapeute.
[2] Concept introduit par Mintzberg pour distinguer différentes organisations avec leur culture d’entreprise différente.
[3] Tableau permettant de visualiser l’impact financier de chaque décision ou changement et donc prévoir les conséquences globales sur le développement de l’organisation.
[4] SRP – premier principe de base à respecter en programmation par objet.
[5] « Designer d’environnement » est une appellation qui correspond mieux à l’approche globale de Thierry Aughuet, que les appellations de « décorateur » ou d’ »architecte d’intérieur ».
[6] Toutes les réunions sont de 2x3h d’affilées et espacées de 3 mois, en présence de : la direction, les 3 responsables, le designer et le coach PNListe.
[7] Des fois, on ne doit rien faire, la personne modélisée vous donne spontanément plein d’infos pertinentes. Il « suffit » d’écouter et d’organiser, de classer.
[8] D’une manière très codifiée (peut-être trop J) : K+ -> Vc contexte -> Vc associé (plan 3D) -> Vc associé (scénario de vie)/K – > Vc associé (global/variation détail)/K -> Di -> Vc -> K
[9] Robert Dilts, Mozart et Disney, Stratégies du génie, éd. Desclée de Brouwer, 1996, p 22 et 23.
[10] Le concept d’entreprise apprenante correspond à l’organisation interne mise en place dans une entreprise pour que les compétences de chacun soit retransmises à d’autres pour que les savoir-faire soient pérennisés.